Ulysse à son bureau
Christophe Ono-dit-Biot
Mars 2024
Je m’en souviens comme si c’était hier.
La découverte, chez Friedrich Pfeffer, d’un bureau majestueux, à la fois simple et impressionnant, et dont la présence ancestrale, archaïque même, se révélait dans l’ombre d’un appartement parisien.
C’était un soir. Un soir où ce grand amoureux de la musique avait déployé dans une lumière choisie, délicate, son impressionnante collection de baguettes de chefs d’orchestre. Certaines avaient appartenu à Beethoven, Strauss ou encore Karajan, et elles paraissaient frémir encore, ces baguettes véritablement magiques, de toute l’énergie impulsées en elles par les gestes des maestros.
Mais il y avait aussi ce bureau, ou plutôt cette œuvre dont tout écrivain rêve de se faire un bureau, composé d’une large surface de bois sombre simplement posée, aurait-on dit, sur un fragment de tronc plus clair, noueux, à l’écorce crevassée, que je reconnus immédiatement comme issu d’un olivier. Un olivier, c’est-à-dire cet arbre qui depuis des temps très anciens a toujours été davantage qu’un arbre : le symbole au bois sacré dont on fait les légendes.
Immédiatement, ce bureau me fit penser au mythique lit d’Ulysse et de Pénélope, si crucial dans l’Odyssée, un lit unique, indéplaçable, construit des mains du héros à partir d’un olivier enraciné à la terre de ses ancêtres, « point fixe de sa demeure » comme le disait le grand historien, spécialiste de la Grèce, Pierre Vidal-Naquet. Un lit-arbre en quelque sorte qui, après leur séparation de vingt ans, sert de preuve d’amour aux deux amants qui se re-connaissent par ce qu’ils connaissent : le secret de leur lit nuptial, un secret qui est un arbre. Un olivier...
Bien sûr, le bureau dessiné et conçu par Friedrich n’est pas un lit, puisque c’est pour moi un bureau. Mais j’avais, en le voyant, puis en laissant ma main effleurer les veines du bois, la certitude que, comme dans un lit, on y rêverait magnifiquement, et qu’il serait un support idéal pour écrire de nouvelles légendes... Ce bureau, Friedrich l’a baptisé Odysseus. J’ai appris ensuite que l’olivier dont il est fait venait d’Ithaque et que la longue table de bois qu’il supportait était une paroi rituelle d’Ethiopie, ce pays où la reine de Saba avait un palais, où les églises sont creusées dans le sol, où Rimbaud se perdit. L’écriture des légendes pouvait commencer...
D’autant que d’autres œuvres-meubles ont surgi, toutes issues des voyages accomplis à travers le monde par Friedrich, toutes composées d’objets et de matériaux bruts ciselés par l’homme ou transformés par le simple passage du temps, du vent ou de l’eau, et que ce nomade sensible à l’aura des choses a patiemment collectés tout au long de sa vie et de ses odyssées, avant de les assembler dans ce Cantal volcanique où il s’est installé et dont la beauté inérale, l’âpreté essentielle, lui rappelle les montagnes autrichiennes de son enfance.
Il y a, dans les œuvres de Friedrich Pfeffer, des stèles d’ébène ornementés de tsubas du XVIIIe siècles et des pierres de Gneiss-Lewisien, l’une des plus anciennes formations de roche de notre planète, des ikebana dont les fleurs sont de corail et des calligraphies de Fabienne Verdier, des sculptures modelées par la seule main de la nature et des essences glanées aux quatre coins de notre monde dont les formes et les textures se mêlent pour enfanter une bibliothèque aux airs d’autel fantastique. Où il faudra déposer, un jour, le livre des légendes qu’inspireront les œuvres de Friedrich Pfeffer, mais qui reste encore à écrire, bien installé à ce bureau odysséen.